Lever les verrous de l’IA dans l’industrie : c’est possible… et nécessaire !
ANALYSE
parLe 20 novembre dernier, lors du salon Sepem Centre-Est qui s’est déroulé à Grenoble, a eu lieu une table ronde portant sur les enjeux, les solutions et les applications concrètes en matière d’intelligence artificielle (IA) dans l’industrie, qu’il s’agisse de la production manufacturière ou de la maintenance industrielle. Le point avec trois spécialistes de la question, Lucas Nacsa (CEO de la société grenobloise Neovision), Fayçal Rezgui, cofondateur du Lyonnais Araïko, et enfin Serge Veyres, directeur Innovation et partenariats de STMicroelectronics et président du pôle de compétitivité Minalogic.
Au sein même d’Araïko, PME innovante spécialisée dans l’accompagnement en matière d’IA et l’intégration de solutions, ce sont pas moins d’une centaine de diagnostics de data-IA qui ont été menés au sein de PME et d’ETI. Un cap un peu symbolique pour Fayçal Rezgui, son dirigeant et cofondateur : « nous sentons en effet l’engouement des entreprises à pouvoir identifier les opportunités que l’IA va apporter à leurs marchés ».
Cependant, de quoi parle-t-on exactement lorsqu’on évoque le terme d’IA ? Sans aller jusqu’à des questions de sémantiques (même s’il convient de rappeler parfois qu’« intelligence » en anglais signifie « renseignement »), la question a toutefois été posée aux trois spécialistes réunis ce mercredi 20 novembre à Grenoble Alpexpo, à l’occasion du salon Sepem Centre-Est. « Je vois aujourd’hui beaucoup de confusion entre l’IA générative incarnée par ChatGPT et l’intelligence artificielle telle qu’on l’utilise déjà depuis pas mal d’années, constate de son côté LucasNacsa, exper t dans ce domaine depuis plus de quinze ans. C’est le cas notamment des systèmes permettant de calculer des coups aux échecs ou de trouver le trajet le plus court entre un point A et un point B – comme le GPS. En somme, l’IA s’attelle à résoudre un problème à un instant T, comprendre un document à partir d’une analyse de texte ou d’images, ou procéder à des opérations de contrôle qualité ou à de la maintenance prévisionnelle dans l’industrie ».
Au final, pour le CEO de Neovision, « l’IA, c’est le plus haut niveau d’automatisation que l’on peut connaître, et ce grâce aux technologies que l’on utilise aujourd’hui ». « L’IA est le moyen de maximiser désormais des algorithmes qui existent depuis très longtemps dans l’industrie afin d’être en mesure de traiter un grand nombre de données en très peu de temps et de détecter des signaux faibles nous permettant de prendre des décisions rapidement », complète Serge Veyres, de STMicroelectronics, spécialiste mondial des semi-conducteurs.
Des outils de plus en plus matures et de nombreuses applications
l’IA repose sur des entraînements, évitant ainsi la tâche fastidieuse (et chronophage) de tout devoir configurer. « Cela implique d’adopter un raisonnement différent de la part des dirigeants et des utilisateurs, ce qui est loin d’être simple », avertit Fayçal Rezgui. À titre d’exemple, Araïko met régulièrement en avant la capitalisation des connaissances des techniciens de production ou de maintenance ; or, bien souvent, cette connaissance et ce savoir-faire sont tacites et donc difficilement transmissibles. « Avec la solution Shiroo, le technicien a juste à s’exprimer comme s’il parlait naturellement à un collègue. À partir de tout ce qu’il dit, l’IA capitalise les informations et les met automatiquement sous la forme d’une fiche de manière structurée. Il est également possible d’y ajouter des photos et des vidéos. Plus besoin de retourner au bureau et de tout mettre en forme par écrit. De son côté, son collègue va simplement interroger Shiroo et poser une question avec ses propres mots ; le système comprendra ce qu’il recherche et lui donnera accès à la fiche générée par les informations du premier technicien ». En somme, en formulant une requête avec d’autres mots, d’autres termes employés, l’outil d’IA va comprendre ce dont le technicien a besoin et l’orientera vers la fiche d’informations utiles et déjà structurées.
Car, comme le rappelle le cofondateur d’Araïko, ce n’est pas tant les outils, les machines, les bâtiments ou les actifs qui font la richesse d’une entreprise, mais tout le savoir dissimulé dans la tête de chacun que l’IA permet aujourd’hui de capitaliser et de structurer pour le partager et le rendre accessible à tout un chacun.
Chez STMicroelectronics, on utilise un ChatGPT interne et spécifique, doté d’un système de filtrage de données. Cet outil standard a donc été limité à un usage restreint de données. Le spécialiste des semi-conducteurs fournit également de nombreuses solutions d’IA embarquée, à la fois pour des produits grand public et pour l’industrie, notamment dans les machines-outils afin de détecter et anticiper les défaillances.
Outre la maintenance prévisionnelle, le groupe propose aussi des outils de visualisation de pièces défaillantes sur les lignes de production ; « le but est de réduire les consommations (cela pèse moins lourd que dans le Cloud) et de mieux protéger les données, lesquelles restent dans le micro-contrôleurs et ne sont pas diffusées ailleurs. Enfin, ces outils réduisent les temps de communication des informations ». En somme, l’IA permet d’accéder à l’information, de la traiter directement et au plus près de la zone critique, afin de prendre immédiatement les décisions qui s’imposent.
Dans le domaine de la maintenance prévisionnelle, il est clair qu’aujourd’hui l’IA n’est pas en mesure de reconnaître des pannes, mais simplement de constater qu’une machine ou un équipement fonctionnent différemment. À partir de cette anomalie, on sait qu’on a affaire à un signe avant-coureur d’une panne… ce qui est très différent de ce que l’on nomme souvent à tort la maintenance « prédictive » (on prévoit mais on ne prédit pas – cf. norme NF EN 13306 X 60-319 (2018) détaillant la « maintenance conditionnelle »). D’ailleurs, d’une machine à l’autre et d’une usine à l’autre, en fonction de l’environnement industriel, il est très difficile de généraliser l’apparition de pannes.
En revanche, pour le contrôle qualité des pièces, les applications se font de plus en plus nombreuses afin d’y détecter l’apparition de défauts ou de signes d’usure. « Cela nécessite cependant d’avoir une bonne connaissance de ses produits et des défauts, notamment pour comprendre et qualifier finement la nature du défaut ; il faut de l’expertise métier et passer du temps pour créer sa base de données », avertit Lucas Nacsa. Autre domaine d’opportunité, « le suivi des pièces et leur traçabilité, par leur numéro de série mais aussi leur géométrie, voire leur texture afin de les identifier de manière unique ». Enfin, l’optimisation de la logistique figure comme des cas d’usage pertinents de l’IA dans l’industrie : savoir optimiser les tournées et les livraisons mais aussi affecter les bonnes ressources au bon moment, réduire les coûts de transport… D’énormes gains sont à prévoir !
S’ouvrir de nouvelles opportunités… de nouveaux marchés
En matière de conception et de process de fabrication, l’intelligence artificielle permettra à Renault, selon ce qu’a annoncé le groupe, de réduire les temps de développement d’un véhicule à deux ans au lieu de quatre ! Preuve que l’IA est enclenchée chez les industriels, et pas seulement pour la production ou la maintenance. Chez Araïko, « nous avons recensé pas moins de 118 cas d’usage, à la fois dans les bureaux d’études, la logistique, la qualité, les achats etc. ». Notons que « si chaque entreprise est unique, elles ont toutes les mêmes problèmes. C’est pourquoi il est important de construire une road-map à partir des besoins et des spécificités de l’entreprise afin de déterminer des cas d’usage pertinent à base d’IA, laquelle est au service de sa croissance », rappelle Fayçal Rezgui. À titre d’exemple, le grand serrurier Mister Minita identifié avec Araïko un cas d’usage stratégique : il s’agit de poser une clef sur une table, de la prendre en photo et grâce à trois outils d’IA, le double de la clef est usiné à distance et envoyé dans les 48 heures chez le client. Une application qui a permis au groupe de – notamment – percer le marché américain.
Aussi, Neovision a développé un outil de maintenance pour Michelin dans le secteur aéronautique. Celui-ci consiste à prendre en photo le pneu d’avion endommagé via une application et l’IA va reconnaître la nature du dommage (et dira si oui ou non le pneu peut être rechapé). Cette application, en plus d’offrir à l’industriel une vision globale de tout son parc de pneus d’avion dans le monde entier, a permis de faire monter en compétences les techniciens. Michelin a ainsi changé son modèle économique en vendant non plus des pneus mais un service.
Autre exemple chez un fabricant de boîtes isothermes contenant des produits sensibles tels que des médicaments ou des vaccins. L’IA a permis de réduire considérablement le temps passé à évaluer les courbes de température en fonction du parcours logistique des produits. Avec l’IA, il est possible de savoir rapidement quels capteurs mettre dans la boîte de manière à assurer au client que la chaîne du froid sera bien respectée. « L’IA que nous avons mise au point pour ce fabricant analyse ces courbes et lui permet désormais de répondre très rapidement à des demandes de devis. Une application Web calcule le parcours logistique, ce qui permet au client à la fois de choisir la boîte la mieux appropriée mais aussi d’optimiser le parcours qu’aura à effectuer le produit…». Ce qui a donc permis au fabricant de proposer un nouveau service (non prévu) et même de créer une filiale d’optimisation des parcours logistiques.
Ces quelques solutions et cas d’usage démontrent combien intégrer l’intelligence artificielle dans ses outils devient un facteur de succès. N’oublions pas cependant que le principal d’entre eux est l’humain avec son
expérience, laquelle passe encore entre les mailles du filet de la technologie. Dans tous les cas, l’IA exige avant tout de se faire accompagner et de faire monter en compétences toutes les forces de l’entreprise.
Quid de l’environnement ?
Reste toutefois un sujet de préoccupation de taille : l’environnement. Chez ST, le groupe met en oeuvre chez ses clients des micro-contrôleurs de plus en plus simples à utiliser. La prochaine étape consistera à y intégrer un accélérateur à IA permettant d’augmenter les performances et d’affiner la pertinence du système tout en diminuant la consommation ; ce sujet est évidemment central lorsqu’on constate, d’après des travaux menés au sein du pôle Minalogic, qu’une requête ChatGPT consomme dix fois plus qu’une requête Google !
Or les utilisateurs – notamment les plus jeunes – sont de plus en plus tentés, y compris pour des recherches élémentaires, de délaisser les moteurs de recherche « classiques » pour directement solliciter l’IA. À la charge des pouvoirs publics de prévenir et de sensibiliser – peut-être qu’un jour une régulation s’imposera – les usages de l’intelligence artificielle. En attendant, les requêtes restreintes à une utilisation interne, en entreprise, semblent être moins énergivores, en particulier lorsque les données de la machine sont traitées en périphérie (technologie edge par exemple) ; cela n’empêche pas pour autant d’opter pour un emploi « responsable », pertinent et donc
beaucoup plus efficace d’un outil désormais incontournable pour l’industrie française et européenne.
EQUIP PROD – N°156 Décembre 2024